samedi 4 décembre 2010

De quelle couleur est la Révolution ?



A l'occasion de la publication du livre de Michel Pastoureau, grand historien des couleurs, Libération relève dans son numéro du 20 novembre l'omniprésence en RDA de ce brun indéfini, passablement désagréable et quasiment inédit "à l'ouest" comme on disait à l'époque. Passant un peu de temps dans ce pays, on ne pouvait en effet qu'être marqué par le changement des codes de couleurs que l'est imposait : nos yeux habitués aux vives couleurs des affiches publicitaires, des vêtements, des voitures, des devantures commerciales étaient d'un seul coup plongés dans une monotonie à dominante brune et plutôt terne. Le régime imposait AUSSI ses couleurs.

Intéressante question, de savoir quelle est la couleur de la révolution. Et pas anodine du tout : l'histoire de la Révolution française a été celle du passage du blanc du lys royal à la cocarde tricolore enserrant ce blanc de bleu et de rouge. Plus récemment, la révolution ukrainienne fut orange. Et ainsi de suite.

En RDA, la couleur de la révolution fut au final le triste brun communiste que Michel Pastoureau décrit dans Les couleurs de nos souvenirs.

A Cottbus, en RDA, fin 1989. PHOTO J.P. GUILLOTEAU. ROGER-VIOLLET

Libération - 20/11/2010

Un brun communiste
Commentaires de Michel Pastoureau recueillis pas Natalie Levisalles

«Je suis allé en Allemagne de l’Est assez tardivement, peu avant la chute du rideau de fer et, là, j’ai vu pour la première fois des nuances de couleur qu’on ne voyait pas en Europe de l’Ouest. C’était à la fois intéressant et douloureux. Ces nuances n’étaient pas très réjouissantes, elles étaient même désagréables, notamment l’une d’entre elles, difficile à définir, une sorte de brun violacé grisé moutardé. Je l’ai vue sur des vêtements, notamment des imperméables et des pulls, sur des vélos, des bus, des rames de métro. Je me suis demandé comment les industries parvenaient à obtenir une telle nuance de couleur, très désagréable à l’œil.

«On sentait que cette nuance se voulait fonctionnelle et peu salissante, mais c’était vraiment quelque chose de douloureux, insoutenable, brutal, fruste, et elle faisait contraste avec des couleurs violentes qu’on avait mises ici ou là pour, théoriquement, égayer la vie, mais ces autres couleurs étaient beaucoup trop vives. C’étaient des grands aplats de jaune, rouge, bleu clair, vert… C’est une idée que les urbanistes de l’Ouest avaient également dans les quartiers pauvres : pour égayer la vie quotidienne, on peint des murs ou des bâtiments de couleurs vives, c’est amusant pendant trois jours, et ensuite, les habitants redemandent du blanc et même du gris, tellement c’est insupportable, ces couleurs violentes qui vous entourent toute la journée.

«Cette couleur, je l’ai revue par la suite en Pologne, comme si c’était une spécificité de l’Europe de l’Est. Un héritage d’une époque plus ancienne ? Dans l’Allemagne nazie, elle aurait, à mon avis, été assez à sa place pour souligner le caractère abominable du régime.

«Je n’ai pas pu la faire nommer par mes interlocuteurs. L’un d’entre eux avait un imperméable de cette couleur, dans une matière synthétique, il me disait "grau", mais je voyais bien que ce n’était pas seulement gris.

«Il y a un mot allemand qui caractériserait bien cette couleur, mais qui n’a pas d’équivalent en français, c’est urfarbe, une couleur sauvage, venue du fond des âges et ayant survécu malgré tous les progrès de la teinture et de la peinture au fil des siècles.»