En matière politique, il ne faudrait avoir aucune mémoire.
Depuis les attentats des 7 et 9 janvier, il n'est question dans le discours politique que de "citoyenneté", de "vivre ensemble" et de "laïcité"...
Fort bien. Mais il faut d'abord se souvenir que, bien souvent, plus on parle d'une notion ou d'une idée, et moins elle s'incarne dans la réalité.
Il faut ensuite également, encore et encore, rappeler cette vérité première de Nietzsche : "L'Etat est le plus froid de tous les monstres froids".
En effet, que constate-on depuis trente années dans la politique continue de l'Etat en France, quels que soient nos gouvernants : une longue et inexorable mise à mort du mouvement fédératif associatif dont le principal objectif était bien de cultiver "le vivre ensemble", partout où il était possible et par une multitude de modes d'action : sociaux, culturels, éducatifs, sportifs etc.
Mise à mort systématique, multiple et acharnée :
- disparition quasi totale des moyens attribués par l'Etat jusque dans les années 80 pour permettre aux grands réseaux associatifs de conserver un minimum de compétence et de capacité de réflexion,
- transformation des réseaux associatifs en boutiques de gestion, qui, à force de "gérer les fonds", ont totalement perdu une capacité à "gérer LE fonds", c'est à dire un projet social à la mesure des enjeux des évolutions de la société,
- survalorisation des "associations locales de base", les seules considérées comme "vraies interlocutrices", même si elles finissent au cimetière dès que le Ministre concerné en a sucé le potentiel médiatique à son profit, quel que soit par ailleurs son efficacité et pertinence sociale... et cela continue. On épargnera ici la cohorte des profiteurs et profiteuses, qui, sur cette vague éphémère, ont tiré profit personnel de cette collusion avec les politiques tout aussi paumés qu'une bonne partie de la population elle-même,
- pactisation avec une partie des élites associatives pour instrumentaliser les fédérations au seul profit des politiques gouvernementales errant de ci de là, au bénéfice des intérêts partisans à court terme, avec le succès que l'on connait...
- sanctuarisation d'un système éducatif figé, ne s'adressant qu'à une partie minoritaire des enfants et ayant renoncé à former pédagogiquement les enseignants, considérant que seule l'étude d'une discipline est légitime pour s'adresser à une population devenue si composite,
L'Etat français est le seul en Europe a avoir ainsi sacrifié à ce point ses réseaux associatifs et leurs champs d'action, qui désormais ressemblent, tous ensemble, à un vaste champ de ruine. Est-elle même aperçue, cette dévastation ?
Parallèlement, l'Etat français menait une "Politique de la Ville", transformant cette fois les collectivités locales en purs outils de son pouvoir, au moins au départ. Heureusement, après une phase inopérante jusque dans les années 90, il fallut que les élus locaux imposent enfin quelques principes pragmatiques pour que l'essentiel des moyens soient utilisés à bon escient... mais essentiellement pour l'aspect urbanistique ou locatif de cette politique, et beaucoup moins pour l'aspect social, culturel et éducatif.
Et faut-il considérer que ce volet est-il réussi, alors que nous trouvons partout en France tant de quartiers-guettos ? Certainement non. Et, encore une fois, aucun désastre comparable ne se constate dans les autres pays européens.
Alors d'où vient ce mal français ? Comment l'analyser, et, peut être, enfin le rendre collectivement conscient ?
Une partie sans doute faut-il l'attribuer à la faible audience des réseaux fédératifs auprès des partis politiques, mais aussi auprès de la très haute administration.
On a assez souligné les défauts d'un système de recrutement de la haute fonction publique trop homogène, trop peu représentatif de ce fait de l'ensemble de la société, jusque y compris dans ses composantes associatives, totalement inaperçues des hauts fonctionnaires, sauf quand, par hasard, elles peuvent servir quelques intérêts ponctuels. Mais jamais leur légitimité n'est reconnue de manière globale et par principe.
Quant au partis politiques de gauche, il ne conçoivent la légitimité les réseaux associatifs qu'à leur service, les partis de droite, eux, soupçonnant que ces réseaux sont d'abord des relais de la gauche.
On pourrait aussi développer de manière analogue la faible légitimité des organismes représentatifs des salariés, mais aussi des représentations des cultes, dans une société abandonnée par les religions - ce qui n'est pas forcément une catastrophe en soi, sauf quand, entre la population et le pouvoir, il ne reste que l'internet ou la télévision. Nous y voilà.
Bref, le Roi est nu et plus aucun relais n'active le "savoir vivre ensemble" dans la société prise globalement.
Localement, restent les collectivités locales, qui ne peuvent, à elles toutes seules, représenter l'ensemble des composantes d'une collectivité et en organiser la rencontre, et ce n'est d'ailleurs pas leur rôle principal.
Alors il est bien temps de crier au secours, d'annoncer d'un seul coup la multiplication par quatre le nombre des candidats au service civique et autres propositions impossible à mettre en oeuvre du fait d'avoir dévoré tous les opérateurs possibles, ceux qui restent étant surtout préoccupés de leur propre survie.
Par son système de subsidiarité, par les protections accordées aux fédérations associatifs, l'Allemagne et les pays d'Europe du Nord ont gardé ces relais, tant bien que mal.
Quant aux pays d'Europe du Sud, la furie normative qui agite la France ne les a pas encore touchées, et n'a donc pas encore tué ce qu'il reste d'associations.
Alors janvier est une catastrophe, oui. Mais les crocodiles pleurent au milieu des autres.
Que proposer ? Le chantier est si vaste que le regard ne sait plus où s'arrêter. Alors au moins hasardons une vaste concertation, avec ce qui reste des réseaux - et il en reste si peu - sans pinailler ni sur leur légitimité ni sur leur représentativité pour se poser enfin quelques questions essentielles : comment énoncer le rôle de chacun ? Comment réinvestir le territoire par les réseaux associatifs ? Comment ne pas laisser l'ensemble de la population en tête à tête avec l'internet et la télévision ? Comment organiser les relations sociales, territoire par territoire, sans se reposer uniquement sur les collectivités locales, déjà elles-mêmes bien diminuées par les ponctions qui paient une dette qu'elles n'ont pas créées, et bien surchargées par l'ensemble des obligations que l'Etat, sans pitié, lui ajoute chaque jour.
A voir :
AUX ASSOCIATIONS D'ÉDUCATION POPULAIRE, AUX ASSOCIATIONS CITOYENNES
Note : on ne résistera pas à reproduire toute la citation de du "Zarathoustra" : « Il y a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n'est pas chez nous mes frères, chez nous il y a des Etats.
Etat, qu'est-ce que cela ? Allons ! ouvrez vos oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
L'Etat, c'est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : « moi l'Etat, je suis le peuple ».
C'est un mensonge ! Ils étaient des créateurs ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ils servaient la vie.
Ce sont des destructeurs ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un Etat : ils suspendent au-dessus d'eux un glaive et cent appétits.
Partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l'Etat et il le déteste comme le mauvais œil et une dérogation aux coutumes et aux lois. »